La saison du changement au Moyen-Orient aurait-elle échappé au jury du Prix Pulitzer ?
Il y a quelques jours, alors que j’étais à Ankara dans un entretien avec un des principaux conseillers du premier ministre Recep Tayyip Erdogan, j’ai entendu une énorme détonation par la fenêtre de son bureau, comme si quelqu’un venait de tirer avec une arme à feu, tout près de là. Inutile de dire à quel point j’ai eu peur, mais mon interlocuteur et son assistant sont eux resté impassibles. « Ce n’est qu’une bombe sonore » m’ont-ils dit. Apparemment cela arrive fréquemment. Nous nous sommes avancés vers la fenêtre pour regarder les voitures de police arriver sur les lieux avec leurs sirènes assourdissantes. Mon cœur palpitait ; pour me rassurer je me disais : « Allez, détends-toi, c’est Ankara et non pas Kaboul ou Bagdad. »
Les explosions sont une nouvelle normalité dans notre monde. En effet, la violence, voire la violence extrême fait tellement partie de nos vies que d’une certaine manière nous en sommes même venus à la célébrer.
Le 6 décembre dernier, Massoud Hossaini, photographe de presse afghan, prenait des photos dans un sanctuaire de Kaboul lorsqu’il entendit lui aussi une forte explosion. C’était le choc, mais à peine quelques instants plus tard, il se mit à photographier une fillette de 10 ans, du nom de Tarana Akbari, qui se tenait là debout, au milieu de cadavres d’hommes, de femmes et d’enfants gisant autour d’elle. Un kamikaze venait de frapper un sanctuaire chiite de Kaboul, tuant 70 personnes. L’âme de Tarana et la caméra de Massoud Hossaini étaient là pour être les témoins de cette réalité sanglante.
Massoud Hossaini vient de remporter le prix Pulitzer pour une de ses photos de Tarana. Les photographes comme lui méritent tous les prix du monde pour ce qu’ils font et pour leur courage. Les histoires que leurs photos racontent feront un jour partie de l’histoire.
Cependant, malgré l’importance que revêt l’histoire, je ne pense pas que, la photo de Massoud Hossaini méritait de recevoir le prix Pulitzer cette année. Ce que je ressens n’a rien à voir avec le talent et le mérite du photographe afghan, mais plutôt avec la question plus générale de savoir ce à quoi nous accordons de la valeur.
Il y a un proverbe qui dit qu’une photo vaut un millier de mots. Alors, une photo qui gagne un prix est un véritable message. La photo prise par Massoud Hossaini illustre un épisode de plus dans le feuilleton des horreurs commises dans le monde musulman, feuilleton qui continue de fasciner les Occidentaux. Je peux comprendre que la nature dramatique de la photo en fasse un candidat solide pour le prix, mais l’histoire derrière la photo ne mérite pas cette reconnaissance, en tout cas cette année.
Les récompenses comme les Oscars, le Nobel ou le Pulitzer déterminent la façon dont nous retiendrons l’histoire. Ces prix reconnaissent le mérite, mais servent également de repères politiques : ils représentent la façon dont l’Occident souhaite comprendre et décrire le monde à un moment donné. Le prix Nobel décerné au président américain Barack Obama en 2009 en est un exemple frappant ; il nous rappelle que ces prix ne sont pas seulement des récompenses mais aussi de véritables messages. A l’époque, le président Obama n’avait encore pas fait grand-chose pour mériter le prix Nobel, mais sa victoire en 2008 avait été perçue par de nombreuses personnes comme une promesse, une promesse que le discours américain allait changer et que l’Amérique allait promouvoir la paix dans le monde. C’est ce message qui a été renforcé par le prix Nobel.
Quoi qu’il en soit, en 2011, l’histoire la plus importante à retenir n’est pas celui du terrorisme mais celui de la quête de la démocratie. L’événement marquant de l’année 2011 n’est pas la violence exercée par des musulmans mais plutôt le Printemps arabe, ou le cri collectif de musulmans pour la liberté et la libération. Les photos de la Place Tahrir, pleine de ferveur, de promesse et d’espoir, méritent d’être reconnues, bien plus que les photos de ce qui reste après l’explosion d’une bombe, la frappe d’un missile ou d’un drone.
Je trouve que le comité chargé de décerner l’édition 2011 du prix Nobel a su suivre l’élan de l’histoire : il a reconnu le rôle des femmes qui oeuvrent pour la paix et a récompensé les Libériennes Ellen Johnson Sirleaf et Leymah Gbowee et la Yéménite Tawakkol Karman. En revanche, je crois que malheureusement, le jury du Prix Pulitzer est passé à côté d’une saison de changement.
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